L'immunité collective comme principe du discours politique durable
Quelques mois après l'apparition des premiers cas du virus en Europe et dans le monde, l'immunité collective s'est soumise à l'épreuve des dirigeantsdu Royaume-Uni, de la Suède et des Pays-Bas. Commençons par la déclaration de M. Vallance, le conseiller scientifique en chef du gouvernement britannique, qui a insisté sur la notion d'immunité collective : pour lui, « Il n'est pas possible d'éviter que tout le monde attrape le virus. Et ce n'est pas non plus souhaitable, car il faut que la population acquière une certaine immunité. »[1] Le locuteur a mis l'accent sur l'efficacité du principe de l'acquisition d'une immunité durable dans la lutte contre le COVID-19 : il s'agit d'un discours qui implique des rapports avec l'immunité acquise.[2]
Le rôle que joue le locuteur dans ce contexte politique se trouve omniprésent dans le processus d'un acte de parole qui vise la construction d'une opposition entre deux figures : possibilité vs impossibilité et souhaitable vs non souhaitable. Nous constatons alors une dichotomie au cours de laquelle la figuration thématique de son acte de parole va permettre de mieux cerner un traitement contre le Covid-19 : durable vs non-durable. Devant cette question, il nous semble essentiel de nous fonder sur la thèse de Kerbrat-Orecchioni qui voit que «tous les éléments possèdent intrinsèquement une valeur d'acte, et même d'assertion, qui ne se contentent pas de faire savoir à A ce que L pense de X, mais visent ce faisant à influer d'une manière ou d'une autre sur la manière de voir de A» (Kerbrat-Orecchioni, 2001)
Cette manière de voir suppose l'établissement d'une compréhension du contenu voulu par le locuteur. Dans ce contexte, nous sommes dans une situation de confrontation entre acquisition vs non- acquisition qui relève de ce que le locuteur pense de l'immunité collective : « il faut que la population acquière une certaine immunité. » Dans cette perspective, nous estimons intéressant de découvrir le poids que prend l'immunité collective chez le locuteur suédois. En s'appuyant sur les parcours discursifs qui entourent le discours de la Ministre de la Santé et des Affaires sociales Lena Hallengren, nous assistons à un glissement des connotations politiques vers des connotations scientifiques: « le gouvernement a été, a tout moment, prêt à introduire des mesures plus étendues suivant les recommandations des autorités expertes. »[3]
Certes la présence du gouvernement ne semble pas neutre, mais il est porteur d'une mission qui n'est pas définie par lui mais par le corps médical, laquelle consiste à suivre « les recommandations des autorités expertes. » Ces recommandations émises par les autorités expertes reflètent un point de vue scientifique, suivant lequel le danger du coronavirus peut être facilement contrôlé par l'immunité collective. La nature de ces recommandations qui se mesure à l'étendue de ses valeurs scientifiques constitue la base sur laquelle repose le mécanisme du travail du gouvernement. Ce gouvernement a insisté sur la nécessite d'étendre les mesures de non-confinement à tout le territoire suédois et de s'acheminer vers un modèle qui est basé « sur la responsabilité personnelle, et la confiance dans les décisions prises par les agences gouvernementales. »[4]
Ce n'est pas un hasard si « les recommandations des autorités expertes » sont posées au même niveau que «la responsabilité personnelle, et la confiance dans les décisions prises par les agences gouvernementales. » C'est la première fois que se manifeste de la part du gouvernement suédois la responsabilité morale qu'il accorde aux destinataires. Ici avec la crise du Coronavirus, nous avons le type fondamental des destinataires vues par le locuteur. C'est à travers eux que se fait la réussite de non- confinement et se réalise l'union entre l'agenda politique sur l'agenda scientifique.
Dans la perspective propre aux Pays-Bas, toute stratégie du locuteur néerlandais repose en bonne partie sur le scénario suivant :
« Nous devrions fermer notre pays pendant un an ou même plus, avec toutes les conséquences que cela implique, a-t-il expliqué, ajoutant que le virus pourrait réapparaître immédiatement si les mesures étaient retirées. »[5]
La figure de « fermeture du pays » renferme en gros l'idée d'une prise de conscience d'un souci qui saisit notre locuteur. Ce système de fermeture révèle le souci de bien se protéger contre le risque d'infection au coronavirus : il s'agit de fournir aux destinataires toutes les conséquences qui bouleversent radicalement la vie des néerlandais en ouvrant leurs esprits sur les risques d'une ouverture du pays. À certains égards, l'objet thématique de la fermeture peut se lire comme une réflexion sur le postulat fondamental qui sous-tend tout le vouloir dire du locuteur : favoriser le développement d'une immunité collective aux Pays-Bas. C'est une hypothèse qui fait resurgir tous les débats là où le monde du locuteur et le monde des destinataires se côtoient et se croisent.
Le virus pourrait réapparaître immédiatement si les mesures étaient retirées : voici cette déclaration où la notion de « disparition vs apparition » se trouve omniprésente dans le processus de lutte contre le nouveau coronavirus, ce qui confirme la stratégie de «guidage de la parole du locuteur. » (Charaudeau et Maingueneau, 2002). C'est la compétence persuasive du locuteur qui vise à guider la pensée de destinataire vers la notion d'apparition ou de réapparition, tant dans son aspect invisible que dans son aspect visible. Peut-on parler d'une stratégie qui pourrait donner l'apparence de l'immunité collective et être cependant très ancrée dans un confinement quasi total.En effet, l'ambition du locuteur de faire en sorte que le destinataire suive et réalise ses recommandations montre le caractère d'un registre politique qui tend à provoquer chez ce dernier le sentiment particulier d'une peur dont il aurait du mal à se défaire.
Notes
1 La stratégie risquée du Royaume-Uni pour lutter contre le coronavirus, disponible sur https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/14/immunite-collective-la-strategie-risquee-du-royaume-uni-pour-lutter-contre-le-coronavirus_6033097_3210.html, (consulté le 14 mars 2020).
2 «L'immunité acquise (adaptative ou spécifique) n'est pas présente à la naissance. Elle est apprise. Le processus d'apprentissage commence lorsque le système immunitaire d'une personne rencontre des envahisseurs étrangers et reconnaît des substances exogènes (antigènes). Puis, les composants de l'immunité acquise apprennent le meilleur moyen d'attaquer chaque antigène et commencent à développer une mémoire pour cet antigène.» Peter J. Delves, Immunité acquise, mai 2019, disponible sur https://www.msdmanuals.com/fr/accueil/troubles-immunitaires/biologie-du-syst%C3%A8me-immunitaire/immunit%C3%A9-acquise, (consulté le 15 mars 2020).
3 Suède-Critiqué, l'épidémiologiste en chef défend sa stratégie face au coronavirus, disponible sur https://www.zonebourse.com/actualite-bourse/Suede-Critique-l-epidemiologiste-en-chef-defend-sa-strategie-face-au-coronavirus--30717139/, (consulté le 3 juin 2020).
4 Premiers enseignements sur la crise du coronavirus, disponible sur https://www.institutmolinari.org/2020/06/03/premiers-enseignements-sur-la-crise-du-coronavirus/, (consulté le 3 juin 2020).
5 Pays-Bas: le Premier ministre veut permettre une immunité collective, disponible sur https://www.rtbf.be/info/monde/detail_pays-bas-le-premier-ministre-veut-permettre-une-immunite-collective?id=10459640(consulté le 16 juin 2020).